In Memoriam…

Par Emile Isambert, propriétaire de la ferme de la Vauve

 

 

C’était un beau plateau, magnifiquement situé, un peu trop vaste, un peu trop plat. Des champs à perte de vue et dans le lointain la forêt de Verrières et la Tour Eiffel. Rien pour vous abriter du vent. Cela fit frissonner le haut fonctionnaire chargé de superviser les aménagements futurs. Il lui fallait « humaniser » ce paysage. Il le fit, en le cassant par une bande boisée de 1 km 500 de long, le tout disposé en arc de cercle et planté principalement d’aulnes. Tel fut le début de la transformation du plateau, le commencement de son « paysagement ».

 

On pouvait désormais donner le feu vert à l’implantation de Polytechnique, ce qui fut fait . Nous revenions de loin. On avait failli avoir l’équivalent de Sarcelles. Nous avions maintenant le transfert chez nous de la prestigieuse Ecole de la Montagne Sainte-geneviève.

 

Du coup, notre réputation se trouvait portée au pinacle. Autrefois on était sensé être « bête à Palaiseau par la faute à Rousseau », et nous allions devenir le lieu de l’épanouissement de la fine fleur de notre matière grise nationale. C’était quand même une belle fin.

 

Cela n’allait pas naturellement sans quelques dommages collatéraux. Un trait tiré sur le passé en quelque sorte- même s’il était tiré en arc de cercle. La ferme de la Vauve perdait ses champs, sa vocation agricole. Doit-on le regretter ? Chacun est libre de penser ce qu’il veut. Etant donné d’emplacement, il était quasi inéluctable que ces changements se produisent. Rien n’est jamais figé. Tout évolue, tout se transforme n’en déplaise aux apôtres de l’immobilisme. Mais le passé, s’il évoque ce qui a disparu, ne doit pas, par contre, entraîner l’oubli. Les lignes qui suivent sont en quelque sorte un devoir de mémoire envers ceux qui auparavant sur ces terres se sont succédé. Je suis leur dernier descendant en ces lieux. Ma famille est ici depuis plus de 100 ans. Mon grand-père en effet devint propriétaire de la Vauve en 1885 et après mon père, j’ai cultivé toutes ces terres il n’y a pas si longtemps. Il ne me reste maintenant que la maison où je suis né, les bâtiments de la ferme avec leurs alentours immédiats et des souvenirs.

 

Parmi ces souvenirs, ils y a notamment celui de tous les ouvriers agricoles qui travaillaient ici et que j’ai connu. Je leur doit un vibrant hommage. Ils étaient avant guerre pour la plupart Bretons. Leurs mains étaient rudes et calleuses, si calleuses que même les chardons y cassaient leurs piquants. Ils ont laissé leur empreinte dans ma mémoire et dans mon cœur.

 

Dans ces temps là, pour ne parler que de la Vauve, il y avait outre un premier commis, deux charretiers, deux bouviers, un botteleur, un berger, une vachère basse-courière, un garçon de cour, un jardinier et plusieurs journaliers. Cela faisait du monde et créait de l’animation. Et puis pour réchauffer le moral et les cœurs, chacun partait au travail avec sa musette et à l’intérieur de celle-ci un solide casse-croûte et une chopine de vin rouge, renouvelable éventuellement selon la chaleur de caractère de chacun. Il pouvait donc arriver qu’en fin de soirée, exceptionnellement, on soit un peu plus gai que d’habitude. Cela ne dépassait jamais les normes permise, sauf de temps en temps, hélas pour un deuxième charretier… Il était connu dans la région. Habitant Vauhallan, il rentrait tous les soirs à bicyclette. Certains soirs, ce n’était pas possible. On avait droit à un étourdissant spectacle entre lui et son vélo, ce dernier refusant obstinément de se faire chevaucher par son cavalier. J’assistais tout enfant à ce spectacle, complètement médusé, le nez collé au carreau d’une fenêtre. Mon père se précipitait pour confisquer le vélo et faire atterrir notre homme dans l’écurie. Il y passait une nuit réparatrice et le lendemain était à nouveau solide à son poste. Les chevaux eux, face à une telle situation, n’avaient pas besoin de charretier pour rentrer au bercail. Ils franchissaient allègrement les portes de la Cour et attendaient bien sagement devant l’entrée de l’écurie. Il s’agit là bien entendu d’évènements exceptionnels sortant de la norme quotidienne et c’est pour cette raison que l’on s’en souvient.

 

Quant au reste, reportez-vous aux Géorgiques de Virgile et vous aurez une idée de la vie à la campagne autrefois.

 

Cette vie comportait néanmoins des périodes plus agitées au moment des récoltes en général. C’est ainsi que pour la cueillette des pois, il me fallait une centaine de personnes par jour pendant une bonne semaine. Tout ce monde là venait de la vallée. Cela créait de chaudes ambiances dans la plaine, analogues à celles de la plantation de riz dans ce célèbre film italien Rizo Amare qui vit les débuts de Sylvana Mangaro, radieuse à cette époque. Nous aussi nous avions nos Sylvana Mangaro moins connues mais tout aussi séduisantes.

 

Et maintenant la plaine est vide. La machine a remplacé l’homme, la surproduction a entraîné la jachère, l’agriculture n’est plus créatrice d’emplois. Place donc aux activités nouvelles. Elles vont se développer peu à peu pour prendre la place des champs sur notre territoire de Palaiseau.

 

La Vauve et ses bâtiments vont paraître peu à peu incongrus dans ce nouveau décor. Ils n’ont toutefois pas l’intention de jouer le rôle d’indiens fossilisés dans leur réserve. Ils devront eux aussi s’adapter, évoluer pour ne pas mourir.

 

Ce plateau, lui, va encore changer d’aspect. Il va être l’objet, paraît-il, d’un nouveau « paysagement ». Bon vent donc (malgré la barrière boisée en arc de cercle) aux nouveaux arrivants. Tous mes vœux pour le futur « look ». Mais… c’était quand même un beau plateau.